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Spécialiste des razzias et des exécutions sommaires, l’Iranien était excédé. Depuis plus de cinq ans, ce porc de Khamoudi bloquait sa promotion et s’attribuait, auprès de l’empereur, les mérites des raids sanglants qui brisaient toute velléité de rébellion sur le territoire hyksos.
Le système mis en place par Khamoudi était d’une efficacité remarquable : quiconque désirait voir son renom préservé devait passer par lui et payer ses services. De plus, il s’associait à chaque initiative commerciale dont il se prétendait l’auteur et, à ce titre, percevait des droits sans limitation de durée. Quiconque osait protester voyait son entreprise dépérir, et quiconque continuait à protester était victime d’un accident.
Avec l’appui d’une trentaine d’officiers de son pays, l’Iranien avait décidé de se débarrasser de Khamoudi, à la condition que l’empereur ne soupçonnât aucun d’eux. De leurs conciliabules était né un plan infaillible : utiliser l’une des Égyptiennes du harem dès que l’occasion se présenterait.
Elle venait précisément de se produire.
Afin d’humilier davantage encore une fille de notables qu’il avait lui-même décapités, Khamoudi l’avait extirpée du harem pour en faire sa pédicure. Très fier de ses petits pieds potelés, le Grand Trésorier contraignait son esclave à le traiter avec douceur et déférence avant de l’obliger à satisfaire ses caprices les plus dépravés.
L’Iranien n’avait éprouvé aucune difficulté à transformer la jeune Égyptienne en instrument du destin. Consciente qu’elle ne ressortirait pas vivante de la villa de Khamoudi, elle avait néanmoins accepté de remplir une mission qui redonnerait un sens à son horrible existence.
La lecture du papyrus comptable amenait le Grand Trésorier au bord de l’extase. En moins d’un an, sa fortune avait doublé ! Et il n’avait pas l’intention de s’arrêter là. Puisque aucune transaction importante ne s’effectuait sans son contrôle, il augmenterait les prélèvements obligatoires à répartir entre l’empereur et lui-même.
— Votre pédicure est arrivée, l’avertit son intendant.
— Qu’elle entre.
La jeune femme se prosterna devant le maître des lieux.
— Déshabille-toi, petite, et lèche-moi les pieds.
Brisée, l’esclave s’exécuta docilement.
— Maintenant, coupe-moi les ongles. Si tu me fais mal, tu seras fouettée.
Khamoudi prenait presque plus de plaisir à se faire obéir qu’à martyriser des gamines qui, après l’avoir connu, ne pourraient plus jamais aimer un homme.
La jeune Égyptienne ouvrit la boîte en bois dans laquelle se trouvait son matériel. Elle y prit le couteau de silex que lui avait donné l’Iranien et songea à ses parents qu’elle allait venger. Un coup au cœur, et l’existence du tortionnaire prendrait fin. Avec l’officier iranien, elle avait répété cent fois le bon geste pour être certaine de ne pas échouer.
— Dépêche-toi, petite, j’ai horreur d’attendre.
Non, pas au cœur. C’était plus bas qu’elle devait frapper, beaucoup plus bas ! Avant de mourir, son bourreau perdrait sa virilité.
La jeune Égyptienne s’agenouilla et leva les yeux afin de graver dans sa mémoire le regard du monstre qu’elle s’apprêtait à châtrer.
Ce fut son erreur.
Jamais le Grand Trésorier n’avait vu une telle lueur de haine dans les yeux de son esclave.
Quand le bras armé du couteau se tendit vers son sexe, il eut le temps de parer le coup et ne ressentit qu’une brûlure à la cuisse droite, que l’arme avait entaillée.
D’un violent coup de poing, il frappa la jeune femme au visage.
À moitié assommée, le nez en sang, elle lâcha son arme. Khamoudi l’agrippa par les cheveux.
— Tu as voulu me tuer, moi, Khamoudi ! Tu n’as pas agi seule, j’en suis sûr… Je vais te torturer moi-même et tu me donneras le nom de tes complices. De tous tes complices.
Le cadavre déchiqueté du Cananéen était exposé devant le palais de Thèbes. Une bonne partie de la population s’était rassemblée pour contempler ses effroyables blessures.
Séqen prit la parole.
— Je l’ai trouvé dans le désert, expliqua-t-il. En dépit de son état, quelqu’un le reconnaît-il ?
Bien qu’un gros grain de beauté sur ce qui restait de la hanche gauche lui permît d’identifier le suiveur qu’il avait mandaté, Chomou se garda bien de répondre.
— Que lui est-il arrivé ? demanda l’intendant Qaris.
— Il s’est sans doute aventuré trop loin et a subi le sort réservé aux imprudents : des monstres l’ont assailli et ont commencé à le dévorer.
Affolés et choqués, de nombreux Thébains rentrèrent chez eux.
— Ne me demande plus de suivre Séqen pendant qu’il chasse, murmura le cousin de Chomou à l’oreille du commerçant. Je n’ai pas envie d’être la proie des créatures du désert.
Le chef du parti des collaborateurs était ébranlé. À l’évidence, le malheureux suiveur avait bien été victime des griffons et des dragons qui hantaient les solitudes inhospitalières bordant la vallée du Nil.
Un jour ou l’autre, ce serait le tour de Séqen.
Les énormes mains de la dame Abéria se refermèrent autour du cou du gradé coupable de complot contre Khamoudi. C’était sa quinzième victime de la journée, et elle avait su la faire longuement souffrir avant de lui accorder la mort.
La répression organisée par le Grand Trésorier, avec l’autorisation de l’empereur, était terrifiante. Tous les conjurés, leurs femmes, leurs enfants et leurs animaux avaient été exécutés sur le parvis du temple de Seth. Les uns brûlés vifs, d’autres décapités, d’autres encore lapidés et empalés.
Gémissant sur sa blessure, Khamoudi bénéficiait d’une nouvelle faveur d’Apophis, lequel entendait réserver un traitement particulier aux deux principaux coupables, l’officier iranien et la pédicure égyptienne.
— Commençons par cette jeune dépravée, décréta l’empereur. Viens, mon fidèle ami, admirer mes nouvelles créations au pied de la forteresse. Elles te feront oublier ta douleur.
Khamoudi découvrit une arène et une construction circulaire en bois, dépourvue de toiture.
— Amenez la criminelle, ordonna l’empereur.
L’Égyptienne avait été torturée avec tant de sauvagerie qu’elle était presque incapable de marcher. S’appuyant contre l’une des parois de l’arène, elle eut néanmoins la force de jeter un regard haineux à ses bourreaux, installés sur une estrade pour ne rien perdre du spectacle.
Apophis claqua des doigts.
Un taureau de combat fit irruption dans l’enceinte, les naseaux fumants et le sabot furieux.
— Saute par-dessus ses cornes, recommanda l’empereur de sa voix rauque. Si tu réussis, je t’accorderai la vie sauve.
Le monstre s’élança.
Épuisée, la jeune femme n’eut d’autre réaction que de fermer les yeux.
L’officier iranien ne comprenait pas.
Pourquoi l’avait-on jeté dans cette bâtisse circulaire à l’intérieur de laquelle avait été dessiné un chemin tortueux, interrompu par des palissades formant chicanes ?
— Progresse dans mon labyrinthe, exigea l’empereur du haut de l’estrade, et tâche de trouver la sortie. C’est ta seule chance d’obtenir mon pardon.
Du supplice au cours duquel il avait livré un à un les noms de ses complices, l’Iranien était ressorti défiguré et presque impotent. Aussi lui avait-on offert une béquille afin qu’il pût avancer en prenant appui sur sa jambe gauche, à peu près intacte.
Il fit quelques pas.
Du sol jaillit une hache qui lui trancha trois orteils.
Hurlant de douleur, l’Iranien se cogna contre une palissade, puis tenta de la contourner. Mais son passage déclencha la sortie simultanée de deux lames.
La première lui perça le flanc, la seconde le cou.
Et l’homme qui avait voulu supprimer Khamoudi se vida de son sang sous les yeux de l’empereur et de son fidèle Trésorier.
— Ces deux incapables étaient trop abîmés pour faire durer notre plaisir, estima Apophis. Les prochains, nous les prendrons en bon état, et le spectacle sera plus attractif.